PUCAGE, IDENTIFICATION, TRACABILITE ET CONTROLE SOCIAL

Vendredi 4 février 2011 // Documents à diffuser

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PUCAGE, IDENTIFICATION, TRACABILITE ET CONTROLE SOCIAL

Quand on parle aujourd’hui de traçabilité, et que, comme nous, on la conteste, il est bon de savoir de quoi on parle. D’abord il est important de bien distinguer l’identification de la traçabilité, car si ces deux notions sont maintenant associées dans les discours et les esprits, elles n’impliquent ni les mêmes actions, ni les mêmes conséquences.

L’identification :

Depuis toujours les éleveurs ont eu besoin d’identifier leurs bêtes, d’abord pour les reconnaître individuellement dans leur troupeau, mais aussi pour les distinguer des autres troupeaux (perte ou vol). Elle a pris dans l’histoire des formes diverses (fer rouge, marques sur les cornes ou les sabots, collier...). Elle était mise en oeuvre par l’éleveur, pour satisfaire aux besoins de l’éleveur. Lors d’épizootie, une identification spécifique était mise en place par l’administration, pour isoler les animaux malades, empêcher la contamination et/ou empêcher qu’ils soient vendus ou consommés.

C’est le 6 mai 1969 que l’identification des ovins des bovins et des caprins est confiée en France, par le décret n°69-422, aux Etablissements Départementaux d’Elevage (EDE). Le but à l’époque est l’amélioration des races.

La traçabilité :

Ce n’est qu’au début du XXème siècle qu’apparaît le concept de traçabilité des produits. Il répond au modèle fordiste de production industrielle de masse. La traçabilité (anglicisme de traceability) est définie par la norme Iso 8402 [1] , en 1994 : « La traçabilité d’un produit est l’aptitude à retrouver l’historique, l’utilisation ou la localisation d’un article ou d’une activité ou d’articles ou d’activités semblables, au moyen d’une identification enregistrée. » La norme Iso 9000 (version 2002), qui remplace la précédente, la définit comme étant « l’aptitude à retrouver l’historique, la mise en oeuvre ou l’emplacement de ce qui est examiné ».On le voit, c’est donc au départ une norme industrielle, qui répond à une nécessité industrielle.

Dans l’Union Européenne, c’est le règlement (CE) n° 829/97 du 21 avril 1997 qui généralise et rend obligatoire pour tout produit alimentaire ce principe de traçabilité. C’est notamment à la suite de la crise sanitaire dite de « la vache folle », mais aussi avec l’arrivée des OGM agricoles, que l’Union européenne édicte ces réglementations. Le motif avancé est avant tout de « rassurer » le consommateur. L’article 18 du règlement européen CE n° 178/2002, intitulé « Traçabilité », impose aux entreprises du secteur agroalimentaire une obligation générale de traçabilité des denrées alimentaires à tous les stades de la chaîne de production et de commercialisation : denrées et substances entrant dans la composition des produits, identification des fournisseurs et des clients et mise à disposition des autorités compétentes de tous les éléments de contrôle nécessaires sur demande. [2]

Ces règlements concernent les produits alimentaires mis sur le marché, du premier stade de la production, au dernier stade de la consommation (ou de destruction). Le premier stade est, en élevage, la naissance d’un animal et le dernier sa consommation (viande) ou la consommations des produits issus de cet animal (lait, fromage...). Ils instaurent donc la reconnaissance de toutes les étapes de cette chaine, et le suivi administratif de toutes ces étapes. Cela implique donc l’identification obligatoire et normalisée des animaux (bouclage, double bouclage, et dernièrement puçage), la déclaration en temps réel de tout mouvement d’animaux, et pour les produits transformés issus de ces animaux, le numéro de lot, l’enregistrement de toutes les informations concernant le lot et les modes de retrait du lot en cas de contamination (système « Alerte et signalement » [2009] et le système IRIS « traitement de données à caractère personnel » [2009] [3]).

On le voit, identification et traçabilité sont donc bien deux notions différentes issues de deux logiques différentes. S’il ne peut y avoir de traçabilité sans identification, il peut y avoir identification sans traçabilité. Marie-Angèle Hermitte, directeur de recherche au CNRS, directeur d’études à l’EHESS, indique que « parler de traçabilité implique que soient réunis trois éléments : il faut qu’il y ait des traces et donc un support qui permette de les repérer ; qu’il y ait un mécanisme de recueil des traces ; enfin une structure qui permette de les traiter, de les analyser pour en tirer des conclusions. Sans ce type d’organisation, qui implique un volontarisme plus ou moins affirmé, les traces existent, de fait, pas la traçabilité ».

Le puçage ne trouve sa réelle justification que dans ce contexte de traçabilité. En effet, il améliore considérablement, non pas l’étape de l’identification, mais les étapes suivantes, celles du contrôle, et de l’analyse. Bien sûr il n’entrave pas l’identification, elle, nécessaire aux éleveurs, on l’a dit, il la rend simplement, par les moyens techniques mis en oeuvre, plus coûteuse. Il peut même être pour les très gros élevages très technicisés, un gain de temps, puisque les puces RFID permettent d’inclurent au delà de l’identification toutes sortes d’informations zootechniques (sanitaires, alimentaires...).

S’opposer au puçage, n’est donc pas s’opposer à l’identification, mais à une identification très particulière et à sa suite logique, la traçabilté.

Une identification particulière :

Si l’on se place d’un point de vue purement technique et économique, être éleveur, c’est avoir des connaîssances techniques permettant d’élever des animaux, pour obtenir des résultats économiques, qui permettent de dégager un revenu et donc de vivre de cette activité (partiellement ou en totalité).

Dans la pratique, être éleveur, c’est une présence et une action quotidienne. Agir à temps, voire avec anticipation, est le gage de la réussite. Or précisément seule une proximité forte avec ses bêtes, permet l’observation (souvent inconsciente), qui permet de mettre en pratique, à bon escient, ce savoir faire technique.

Une partie de ce qui fonde cette observation c’est d’être capable d’identifier et différencier ses bêtes à vue. Donc toutes les formes d’identification qui mettent de la distance entre l’éleveur et ses animaux nuit à cette observation. Bien sûr cette approche du métier d’éleveur ne concerne pas tous les éleveurs. Une autre approche existe, que nous appelons industrielle. Elle considére de plus en plus et uniquement les animaux comme un simple produit dans un processus de production. Pour ces industriels, toute innovation technique qui raccourcit le temps d’intervention humaine et limite leurs nombres sur le troupeau est une avancée. Cette production là a besoin pour des raisons économiques d’une «  identification assistée par ordinateur  » et d’une mécanisation et automatisation toujours plus grandes.

Il faut, à ce niveau là, rappeler aussi qu’au delà de l’expression purement technique et économique, de ce qu’est le métier d’éleveur, être éleveur c’est aussi et surtout un mode de vie et, consciemment ou inconsciemment, l’adhésion à des valeurs comme la liberté, la dignité, la responsabilité.

Elever des animaux, c’est avoir la responsabilité d’êtres vivant et souffrant et d’oeuvrer à l’alimentation de son entourage et de la société. Enfin comme l’exprime le texte « Pourquoi nous refusons le marquage électronique des brebis et nous nous débattons dans le monde qui le produit » : «  L’élevage n’est pas seulement une industrie produisant du lait ou de la viande. La domestication n’est pas seulement la soumission d’un animal, c’est aussi un long compagnonnage commencé à la révolution du néolithique. Ces interdépendances influencent depuis 10.000 ans nos relations aux animaux, aux humains et au Monde. Cette longue compagnie a participé à construire nos imaginaires, nos mythes, notre culture.  » [4]

La traçabilté, un autre mode de production et de distribution :

L’identification (par des moyens divers) a toujours exité, on l’a dit, pour des raisons zootechniques, administratives ou sanitaires. Mais ce qui ressort de l’examen de l’histoire de l’identification, c’est que les mesures administratives chargées d’empêcher ou de limiter la contamination étaient prises en cas d’épizootie et non comme maintenant de façon permanente. [5] Qu’est ce qui a changé et motivé ce changement si ce n’est le changement qualitatif de la production et de la distribution alimentaires. Changement qui a rendu le risque permanent.

La production :

Elle s’est, et ce n’est pas contestable, quasiment totalement indutrialisée. Seule une part très marginale (en volume) de celle ci, n’a subit que partiellement cette industrialisation. Le producteur, en général, et l’éleveur en particulier, puisque c’est la problématique du puçage qui nous intéresse ici, est de plus en plus éloigné de ses actes de production.

Le cheptel dit de souche vient d’élevages normalisés et standardisés, où la sélection se fait sur des critères de productivité maximale, induisant une intensification et une artificialisation des modes d’élevage. L’éleveur ne produit plus ou quasiment plus l’alimentation de son bétail. L’aliment distribué est lui même issu d’une production industrielle (aliments composés, compléments alimentaires...), c’est à dire fabriqué à partir de produits d’origines diverses, donc porteurs de risques. A tous les stades de l’élevage interviennent des intrants variés et nombreux (engrais, produits vétérinaires, pesticides, conservateurs et autres).

L’environnement lui-même, soumis aux pollutions diverses, peut être source de contamination. Tout ce contexte de la production est cause des dernières crises sanitaires connues à ce jour : Vache folle, contamination à la dioxine notamment.

La distribution :

La distribution elle aussi est devenue un processus industriel comme un autre et là aussi, ne subsiste que de façon très marginale une distribution artisanale ou directe. De plus en plus éloigné du producteur, le consommateur est obligé de confier le choix qualitatif de son alimentation aux distributeurs industriels. Le consommateur comme le producteur est de plus en plus étranger à ses choix.

De plus « la proportionnalité du risque », comme disent les juristes, s’est accrue. Pour chaque production, l’accroissement des volumes de chaque lot de produits mis sur le marché augmente le risque. La dispersion étant elle aussi plus grande sur un territoire concernant de plus en plus de consommateurs, le risque s’accroit encore. Comme au niveau de la production, cela oblige à la mise en place de processus de contrôle et de retrait rapides et performants. Toutes choses que permettent justement les technologies modernes (RFID aujourd’hui, nanotechnologies demain).

On voit que la traçabilité, concept industriel par excellence est donc devenue, par la force des choses, le passage obligé pour une production et une distribution alimentaires industrialisées. C’est la clé de voute de la consommation qui est en jeu : la confiance du consommateur. Toute hécatombe l’entame. Du moins les hécatombes trop voyantes ou trop concentrées dans le temps, puisque par exemple, les conséquences de l’absorption de doses quotidiennes autorisées de pesticides ne sont pas prises en compte dans cette évaluation des risques encourus par le consommateur.

Une question se pose donc aux producteurs qui résistent tant bien que mal à cette industrialisation : Peuvent-ils accepter sans conséquences ces méthodes et ces processus ? Ces processus de sécurisation de la production et de la distribution industrielles peuvent paraître pris isolément comme secondaires, sans effets graves, juste génants, pas plus contraignants que ça, voire par certains côtés utiles. Pourtant, on l’a vu, les processus rendus obligatoires n’initient pas qu’un changement de technique, ils initient aussi un changement de logique.

Accepter des processus de protection contre les risques sanitaires conditionnés à cette industrialisation, c’est accepter l’industrialisation et par voie de conséquence la dévalorisation de la fonction de producteur dans la société. Mais c’est aussi accepter l’accélération de l’industrialisation, puisqu’ils ne sont utiles qu’à celle ci.

Puçage, normes sanitaires industrielles et traçabilité sont pour les éleveurs qui ne veulent pas de l’industialisation les germes de leur disparition. Ironie du sort, c’est que la réussite de la traçabilité est conditionnée par la participation active et bienveillante de ces mêmes éleveurs. On comprend que les autorités et les industriels fassent le maximum pour « convaincre » les éleveurs de faire tourner la machine à contrôle. Il faut bien sûr rajouter comme acteurs de cette entreprise de « persuasion » les organisations syndicales, professionnelles, les organisations vétérinaires...

Je dis bien convaincre, car la simple obligation et les mesures coercitives qui l’accompagnent, ne suffiraient pas. Le système d’identification, de suivi et de contrôle est en fait très complexe et très fragile. Chaque niveau doit jouer correctement son rôle pour que le résultat soit au bout.

Traçabilité et contrôle social :

Au delà de l’agriculture, de la production d’aliments et de leur distribution, et donc de tous ceux qui travaillent dans ce secteur, c’est toute la société qui est sommée de changer de logique. Car ces processus et cette logique sont mis en place dans toutes les activités, jusqu’à la vie privée la plus quotidienne de tous (santé, protection des biens et des personnes, carte d’identité, passeport...).

Basée sur le risque et la peur du risque cette logique n’épargne aucun espace. Philippe Pédrot ,maître de conférence à l’université de Toulon et directeur du Centre d’Etudes et de Recherches Appliquées aux Nouvelles Technologies, précise d’ailleurs dans une interview [6] que la traçabilité est un « instrument de contrôle, elle permet enfin d’exercer une vigilance et une surveillance des personnes et des activités ».

A ceux qui dénoncent, dans l’instauration de telle ou telle technique de traçage, les prémisses d’une généralisation de cette logique aux humains, il est souvent rétorqué qu’ils exagèrent et qu’ils font preuve de paranoia. L’Histoire foisonne pourtant d’exemples de mesures de contrôle administratif ou policier, initialement circonscrites à une catégorie réduite, qui a glissé vers une généralisation à toute la population.

Deux exemples cités par Nicolas Bonanni dans son texte « Des moutons et des hommes contre l’identification électronique des animaux et des humains » [7] publié par la Ligue des droits de l’Homme.

Premier exemple, la carte d’identité :

Un projet ,appliqué en 1921, d’imposer une « carte d’identité » aux « vagabonds » à Paris, puis, en 1940, instauration par les autorités d’occupation allemande d’une « carte d’identité » pour les français de zone occupée, mesure étendue quelques temps après à tout le territoire par Vichy. Aujourd’hui la carte d’identité (pas obligatoire pourtant) est communément admise et le principe n’a jamais été remis en cause par aucun gouvernement.

Deuxième exemple, le fichage ADN :

Initialement conçu par le gouvernement Jospin pour ficher les délinquants sexuels après des affaires criminelles qui avaient scandalisé l’opinion, il fut, au fil des faits divers et des événements médiatiques, notamment des attentats « terroristes », étendu à quasiment tous les délits. De 13OO personnes concernées au départ, plusieurs millions aujourd’hui et certains voudraient l’étendre à l ’ensemble de la population pour améliorer la prévention du crime. L’on ne peut, sauf pour se rassurer, parier sur la bonne volonté des autorités ou sur l’éthique des industriels pour ne pas pousser cette logique de l’identification et du contrôle au maximum de ses applications.

Le GIXEL n’écrivait-il pas dans son Livre Bleu avant qu’il ne soit « rectifié » : « La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles, il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles. Plusieurs méthodes devront être développées par les pouvoirs publics et les industriels pour faire accepter la biométrie. Elles devront être accompagnées d’un effort de convivialité par une reconnaissance de la personne et par l’apport de fonctionnalités attrayantes :

- Éducation dès l’école maternelle, les enfants utilisent cette technologie pour rentrer dans l’école, en sortir, déjeuner à la cantine, et les parents ou leurs représentants s’identifieront pour aller chercher les enfants.
- Introduction dans des biens de consommation, de confort ou des jeux : téléphone portable, ordinateur, voiture, domotique, jeux vidéo
- Développer les services « cardless » à la banque, au supermarché, dans les transports, pour l’accès Internet, …

La même approche ne peut pas être prise pour faire accepter les technologies de surveillance et de contrôle, il faudra probablement recourir à la persuasion et à la réglementation en démontrant l’apport de ces technologies à la sérénité des populations et en minimisant la gêne occasionnée. Là encore, l’électronique et l’informatique peuvent contribuer largement à cette tâche ». [8] On voit avec cette déclaration que l’on est bien au delà d’un simple (et déjà inquiétant) intérêt objectif entre l’économie et la police.

En guise de conclusion :

S’il on veut comprendre les conséquences de l’instauration du puçage obligatoire, il faut différencier l’identification de la traçabilité et admettre que la traçabilité n’a de réalité pratique que dans une industrialisation de la production et une distribution qui éloignent le consommateur de la production. Contrairement à ce qu’affirme le discours dominant tenu par l’administration et des syndicats professionnels ce n’est pas qu’un changement technique, une autre façon plus perfectionnée d’identifier les animaux. C’est l’adaptation à un type de société, société que nous refusons.

La société capitaliste et industrielle [9] dans laquelle nous sommes déjà, et dans laquelle des mesures comme le puçage nous installent plus durablement encore, a pour moteur la marchandisation de toutes activités humaines, jusqu’aux plus privées, de tous besoins humains jusqu’aux plus vitaux, de toutes passions jusqu’aux plus intimes. Sa caractéristique est, pour atteindre ce but, de nous déposséder de nos vies, de nous éloigner de nos actes, de placer entre nous et leurs conséquences un marché chargé de nous procurer, moyennant paiement, ce dont elle nous a dépossédé, et bien sûr une bureaucratie, qui nous enjoint de respecter une réglementation chargée de protéger de nos mauvais penchants ceux qui pourraient en souffrir (dont nous même).

Dans ce système, le consommateur devient un enfant à guider et le producteur un voleur à surveiller.

Pour l’un comme pour l’autre, cette bureaucratie, et la société qu’elle sert, réduisent la notion de responsabilité au sens pénal : « obligation de réparer le dommage que l’on a causé par sa faute, dans certains cas déterminé par la loi » (Le Robert). La recherche du profit personnel étant dans cette société là, la seule motivation des individus, elles considèrent donc tout éleveur, tout producteur comme un suspect. La responsabilité prise dans le sens de « conscience » n’existe jamais. Oui, un éleveur est responsable, c’est à dire qu’ « il est l’auteur incontestable d’un événement et d’un objet. Cette responsabilité est simple revendication logique des conséquences de [sa] liberté ». (JP. Sartre).

Voilà pour nous, au delà des considérations de coût, de lourdeur administrative ou technique, et autres formes de contrainte, pourquoi cette nouvelle obligation faite aux éleveurs est tout à la fois une perte de maîtrise sur leur métier vieux de plusieurs millénaires et une perte de valeurs humaines essentielles.

La prise de conscience de tout cela est le premier pas nécessaire pour éventuellement espérer changer quelque chose à nos vies.

Toute servitude doit être volontaire pour durer.

Bernard Gilet CNT-FTTE